
FEMME INDIGÈNE MISKITO, NICARAGUA | JASON TAYLOR/ILC
Michel Forst est le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de l'homme.
Michael Taylor est le directeur du secrétariat de l'International Land Coalition, une alliance mondiale œuvrant pour la sécurisation des droits fonciers.
Le monde s’est uni pour lutter contre un ennemi commun, la COVID-19, une force si puissante qu’elle a mis les économies à genoux et nos vies sens dessus dessous, tout en nous forçant à réfléchir à ce qui compte vraiment. Pourtant, certains investisseurs veulent profiter de la situation actuelle de confinement planétaire pour accaparer des terres. Pour eux, le moment ne saurait être mieux choisi.
Il est temps, aujourd’hui plus que jamais, à l’occasion de la Journée internationale de la Terre 2020, de braquer les projecteurs sur les gardiens de notre planète, les défenseurs de la terre et de l’environnement, qui sont en première ligne pour défendre leurs terres et leurs territoires contre l’exploitation non durable et les abus des entreprises ou des États. Ils protègent les terres, les forêts et les sources d’eau qui fournissent à leurs communautés des aliments bons et sains, un abri et des médicaments.
En protégeant ces ressources pour le bien commun, ils se mettent directement en travers du chemin d’autres acteurs qui veulent tirer profiter de ces ressources naturelles. Si leur vie était en danger avant, cette pandémie mondiale ne fait qu’empirer une situation déjà difficile. Lorsqu’une communauté se confine, les défenseurs sont non seulement plus faciles à cibler, mais ils perdent aussi leur droit à une protection, et l’attention du monde et des médias est détournée.
Défendre les terres, les écosystèmes et les droits autochtones a toujours comporté d’énormes risques. Plus de trois personnes étaient assassinées chaque semaine en 2019 pour avoir défendu leurs terres et l’environnement. De nombreuses autres ont été attaquées ou menacées.

MANIFESTATIONS POUR LES DROITS FONCIERS AU GUATEMALA
Il y a un an à peine, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies adoptait une résolution phare, qui reconnaît l’importance des défenseurs des droits humains et environnementaux et exhorte les États à garantir leur protection. Et pourtant, alors que les gouvernements décrètent l’état d’urgence et font exécuter de nouvelles mesures de confinement dans leurs pays, les mécanismes existants de protection des défenseurs perdent leur raison d’être.
Pire encore, le confinement est utilisé par des entreprises irresponsables pour éliminer des défenseurs et par certains gouvernements pour laisser le champ libre aux industries.
Nous en avons été témoins en Colombie, avec l’assassinat de trois militants sociaux au moment où les premières villes se confinaient. Marco Rivadeneira, un militant très médiatisé, a été assassiné dans la province méridionale de Putumayo, Ángel Ovidio Quintero tué par balle dans la région occidentale d’Antioquia, et Ivo Humberto Bracamonte éliminé à la frontière avec le Venezuela, à l’est du pays. Ces morts s’ajoutent à la longue liste de six cents meurtres de militants sociaux en Colombie depuis la signature des Accords de paix.
Pendant ce temps, en Indonésie, deux défenseurs des terres ont été assassinés et quatre autres arrêtés en lien avec des litiges fonciers à Sumatra et Bornéo, tandis que des opérations d’exploitation minière et de palmiers à huile se poursuivent comme si de rien n’était et que les militants sont sommés de rester chez eux.
Au Brésil, l’agence environnementale nationale rappelle son personnel chargé des contrôles en raison du risque de transmission du virus. Cette mesure coïncide avec une hausse de 70 % de la déforestation par rapport à 2019. Nombreux sont ceux qui craignent que les exploitants forestiers et les responsables d’accaparements de terres profitent du relâchement de la surveillance policière, tout en espérant agir en toute impunité. Nous observons la même tendance dans d’autres pays, partout dans le monde.
La vulnérabilité accrue de ces défenseurs est réelle, et la situation est très alarmante. Nous devons nous demander comment garantir et promouvoir leur sécurité.
Les spécialistes des droits humains à l’ONU se sont dits gravement préoccupés par « la multiplication des signalements d’assassinats et d’autres cas d’utilisation excessive de la force ciblant particulièrement les personnes vivant en situation de vulnérabilité ». Amnesty International a publié une série de recommandations exhortant les États des Amériques à veiller à ce que leur réponse à la COVID-19 soit conforme à leurs obligations internationales en matière de droits humains.
Il ne suffit pas d’appeler les États à tenir leurs promesses et maintenir leurs régimes de protection ; nous devons également prendre des mesures de toute urgence.
Développer un système d’alerte en temps réel pour les situations de crise, afin d’aider les personnes en danger. Dans les pays où des données sont disponibles, 80 % des assassinats sont précédés d’attaques non létales ou de menaces proférées contre le groupe ou la communauté concernés. Alors que les défenseurs des droits humains et environnementaux reçoivent des menaces de mort au quotidien, qui augurent de la suite, qui va entendre leurs appels à l’aide ?
Un groupe d’organisations appartenant à la Coalition de défense des défenseurs de la terre et de l’environnement (Defending Land and Environmental Defenders Coalition) – y compris le Centre de Ressources sur les Entreprises et les Droits de l’Homme, Frontline Defenders, Global Witness, World Resources Institute et la Coalition internationale pour l’accès à la terre – développe actuellement une base de données d’incidents liés à la COVID. Elle sera publiée la semaine prochaine sur LANDex, un système mondial de suivi consacré à la démocratisation des données foncières.
Bon nombre des 320 millions de peuples autochtones, dont les territoires abondent souvent en ressources naturelles, sont particulièrement vulnérables. S’ils protègent plus de la moitié de la surface terrestre, ils ne jouissent toutefois de droits de propriété officiels que sur 10 % de ces terres, ce qui les expose particulièrement aux risques. Les gouvernements et entreprises doivent écouter les demandes de moratoire sur les activités extérieures menées en territoire autochtone sans leur consentement exprès.
Outre le besoin urgent de mesures, il est fondamental de développer la résilience de ces communautés à plus long terme, afin qu’elles soient moins vulnérables à la multiplication des actes de harcèlement, d’incrimination, des menaces et, au bout du compte, des assassinats. La sécurisation des droits fonciers des communautés locales leur assure un meilleur contrôle de leurs territoires, et leur fournit des solutions juridiques contre le harcèlement et les attaques.
À l’occasion de cette Journée internationale de la Terre, alors que nous espérons reconstruire un monde plus durable, nous ne pouvons oublier ceux qui ont consacré leur vie entière à cette cause, en se mettant eux-mêmes et leur famille en danger.