Conclusion – de l’urgence d’agir pour l’égalité foncière

L’humanité ne pourra avancer vers un développement durable, une stabilité et une justice sociale si elle ne prend pas des mesures urgentes en réponse aux inégalités foncières. Comme le montre le présent rapport de synthèse, les inégalités foncières sont plus profondes que nous ne l’estimions auparavant, et jouent un rôle dans un grand nombre d’enjeux mondiaux. Malgré cela, les outils mis en place pour les combattre sont faiblement mis en œuvre, et les intérêts particuliers puissants vis-à-vis des schémas de répartition des terres actuels ont la vie dure. Il est essentiel de faire évoluer les choses.
Une hausse de la concentration des terres, une opacité accrue de la propriété foncière et du contrôle des terres
Si les mesures sont variables, elles arrivent pourtant toutes à la même conclusion :
la concentration des terres à l’échelle mondiale ne cesse d’augmenter depuis les années 1980. Aujourd’hui, lorsque l’on prend en compte la répartition de la taille des propriétés foncières, 1 % des exploitations les plus importantes du monde occupent plus de 70 % des terres agricoles de la planète (Lowder et al., 2019).
Près de 84 % des exploitations s’étendent sur moins de deux hectares, mais n’exploitent que 12 % environ des terres agricoles (Ibid.). Lorsque la valeur de la terre et les populations sans terres sont prises en compte, ces mesures des inégalités foncières font un bond de 41 % dans les pays de l’échantillon.
Par ailleurs, les inégalités foncières et le contrôle des terres sont de plus en plus opaques. Les participations dans les actifs agricoles, en particulier les terres, ne sont pas rendues publiques, et les sociétés et investisseurs sont autorisés à acquérir des parts d’exploitations ou des exploitations multiples en tant qu’actifs. Par ailleurs, les bénéficiaires finaux et les principaux investisseurs de ces entreprises et sociétés financières, en particulier les fonds d’investissement, conservent souvent leur anonymat. Par ailleurs, les enquêtes auprès des ménages et les recensements agricoles officiels qui fournissent des données sur la taille ou la répartition des exploitations ne recensent pas les propriétés foncières multiples ou appartenant à des sociétés dans les pays, et encore moins au-delà des frontières. Il est difficile, voire impossible, de surveiller et quantifier le contrôle de la production (par opposition à l’achat ou la location purs et simples des terres). L’accès à la terre, la propriété et le contrôle des terres sont plus inéquitables que nous ne l’avions imaginé, et beaucoup plus importants que nous ne pouvons le mesurer – pour l’instant.
Des inégalités foncières accentuées par les questions culturelles, ethniques et de genre
Les inégalités horizontales, c’est-à-dire les inégalités fondées sur le genre, l’origine ethnique ou la culture au sein de groupes spécifiques, sont intrinsèquement liées aux questions d’accès à la terre et de propriété et de contrôle des terres. Ces types d’inégalités portent gravement atteinte à la durabilité. En effet, les femmes, les peuples autochtones et les communautés locales sont généralement les gardiens du bien-être des ménages, des moyens de subsistance durables, de la préservation de la biodiversité, de la conservation bioculturelle et de la justice sociale.
Il est donc dans l’intérêt de l’humanité tout entière d’empêcher que ce type d’inégalités foncières ne s’accroissent.
La recherche d’une égalité horizontale en matière foncière ne doit pas être interprétée comme la volonté de remplacer un régime foncier par un autre ou de détruire d’importants rapports sociaux, mais davantage comme une forme supplémentaire de droits à protéger.
Un système foncier et agroalimentaire polarisé
L’une des principales conséquences des tendances actuelles est l’apparition d’un système foncier et agroalimentaire bimodal et inéquitable, au sein duquel les inégalités entre les plus petits propriétaires fonciers et les plus gros sont en hausse et s’accélèrent avec l’émergence de méga-exploitations, à la fois sur le plan de la taille des terrains et de la valeur de production.
D’un côté se trouvent les systèmes alimentaires dominants à l’échelle mondiale, largement contrôlés par un petit nombre d’entreprises et d’institutions financières. Ce secteur s’appuie sur la logique de retours sur investissements à grande échelle au travers de systèmes de gouvernance d’entreprise et de production industrielle visant des économies d’échelle. Cela implique un certain degré de détachement de la prise de décision vis-à-vis des spécificités d’un endroit ou d’une parcelle – une « agriculture sans agriculteurs » (Wegerif et Anseeuw, 2020). À l’autre extrême se trouvent les systèmes agroalimentaires dominants à l’échelle locale, largement composés de petits producteurs et d’exploitants familiaux, rattachés à certaines parcelles de terre particulières. Ces producteurs s’appuient sur des pratiques agricoles établies et à faible apport d’intrants externes, et sont principalement associés à des marchés locaux et territoriaux réunissant de nombreuses autres entreprises de taille similaire gérées par leurs propriétaires, dans les secteurs du commerce, de la transformation et de la vente au détail (Colque et Mamani, 2020 ; Espinosa Rincón et Jaramillo Gómez, 2020).
En réalité, ces deux systèmes ne sont pas complètement séparés, puisqu’il existe de nombreux points d’intersection entre eux, mais ils incarnent, que ce soit dans leur niveau d’intervention ou la logique sous-tendant leur production, deux approches qui s’éloignent progressivement l’une de l’autre. Ce combat est largement inégal, puisque les acteurs puissants continueront non seulement à accumuler des terres et à prendre le contrôle des espaces de production et de marché, mais chercheront également à exercer leur influence pour façonner l’environnement politique et l’infrastructure à leur avantage.
Le plus gros risque est que l’expansion de l’agriculture contrôlée par les entreprises rende le système dominant à l’échelle locale non viable, et force ainsi la population à abandonner terres et moyens de subsistance sans solution de rechange viable.
Modifier les rapports de force pour lutter contre les inégalités foncières
Il est très peu probable que l’ordre mondial actuel – juridique, financier et corporatif – ralentisse ou mette un terme au taux de croissance des inégalités foncières. Pourtant, l’impact des inégalités foncières sur les autres inégalités et crises mondiales appelle une réponse.
Il est important de souligner que les efforts de redistribution foncière ne permettront pas à eux seuls de garantir des moyens de subsistance durables, et a fortiori la prospérité, pour la majorité des populations rurales.
Il est nécessaire d’adopter un ensemble de mesures, telles que des programmes de redistribution, des réformes réglementaires, des mesures fiscales et des mesures de redevabilité, non seulement en lien avec la terre mais également dans l’ensemble du secteur agroalimentaire, des intrants à la vente au détail.
De telles interventions supposeront de remédier aux déséquilibres de pouvoir touchant les secteurs foncier et agroalimentaire, tout en soutenant la création de rapports plus équitables entre les personnes et les terres.
La régulation de la propriété foncière et de l’utilisation et de la répartition des terres – et plus particulièrement celle des systèmes alimentaires contrôlés par les entreprises – supposera de faire preuve de plus de transparence et d’empêcher les participations et investisseurs « cachés », géographiquement et institutionnellement détachés des terres et opérations, à qui il est difficile de demander de rendre des comptes pour leurs impacts économiques, sociaux et environnementaux.
Lutter contre les inégalités foncières pour combattre les autres inégalités et crises mondiales
Les inégalités foncières sont indissociables d’autres inégalités, qu’elles soient sociales, économiques, politiques, environnementales ou territoriales. Les inégalités foncières sont aussi une cause et une conséquence de nombreuses crises et tendances mondiales, de la crise de la démocratie et du chômage au changement climatique et à la prolifération des pandémies, en passant par la marginalisation des jeunes et les migrations de masse. L’éradication des inégalités foncières pourrait avoir de nombreux effets positifs sur les personnes, les sociétés et l’avenir de notre planète.
La lutte contre les inégalités foncières ne consiste pas seulement à éliminer les inégalités de patrimoine et de richesse, mais suppose aussi de permettre aux personnes travaillant la terre d’en tirer des revenus plus équitables, tout en réduisant la recherche de rentes par une minorité et en assurant un développement plus inclusif. Elle permettra à un plus grand nombre de populations rurales de s’exprimer, renforcera les démocraties et rendra les politiques plus participatives et, par conséquent, moins biaisées en faveur des élites. Le rapport direct existant entre les inégalités environnementales et les inégalités foncières fait que la lutte contre ces dernières servira de base à la viabilité environnementale, à l’amélioration de la biodiversité mondiale, au renforcement de la conservation bioculturelle et à la justice – bien que cela suppose de veiller à ce que les stratégies d’atténuation climatique minimisent la demande de terres et les risques d’exacerber les inégalités foncières qui en découlent. Tous ces points seront des étapes nécessaires à la construction de sociétés plus résilientes et durables, au sein desquelles les populations, même les plus marginalisées, y compris les femmes, les jeunes, les peuples autochtones et les communautés locales, peuvent prospérer, et où les migrations sont inutiles comme dernier recours dans les économies affichant une faible absorption de la main-d’œuvre.
De la nécessité d’intégrer la réglementation foncière dans la société
La terre fournit des biens communs essentiels comme la biodiversité, l’eau et d’autres ressources naturelles. Puisqu’associés à un bien limité, les marchés fonciers ne sont pas susceptibles de s’autoréguler, et deviennent inévitablement des marchés d’exclusion et de concentration au sein desquels les inégalités ne cessent de croître. Il n’est donc pas possible de permettre aux marchés fonciers de se développer indépendamment de la société. La solution ne consiste pas non plus à abolir toutes les formes de marché et à confier la gestion de la terre aux seuls États et gouvernements. Les terres peuvent être vendues et achetées, mais les marchés fonciers – et toutes les interventions en matière de régulation foncière – doivent être régulés par l’intervention humaine et les institutions afin d’éviter la création de modèles fonciers et sociétés perpétuellement inéquitables.
Reconstruire ensemble et renforcer la démocratie
Afin de réduire les inégalités foncières et de mettre en place des mécanismes permanents pour en contrôler la croissance, il sera nécessaire de mettre sur pied des institutions fondées sur les droits collectifs jouissant d’une certaine autonomie pour fixer des règles.
L’objectif premier devrait être la création d’institutions et de mécanismes visant à contrôler et empêcher les inégalités foncières qui soient compatibles avec les intérêts sociaux généraux et alignés sur la réalisation des ODD.
Si les gouvernements doivent mener et faire exécuter les réformes, il est probable que les OSC et institutions locales de la plupart des pays devront montrer la voie pour exiger le changement, en particulier dans les rapports de force entre les citoyens, les intérêts financiers et des entreprises et l’État. Le renforcement des organisations défendant des intérêts sociaux et publics plus vastes en lien avec la politique foncière et la régulation des marchés fonciers est absolument fondamental.
Le changement sera difficile, mais pas impossible
La concentration des terres n’est pas inévitable. Il s’agit d’un produit du contrôle par l’élite, des intérêts des entreprises et de choix politiques. Il est possible de mettre en place un système très différent, qui s’inspire d’initiatives existantes caractérisées par des rapports plus équitables entre êtres humains et avec la terre. Idéalement, une action coordonnée des États – entre les différentes fonctions des gouvernements nationaux et entre les gouvernements eux-mêmes – permettrait d’inverser la situation. Mais cela ne pourra avoir lieu que si les gouvernements peuvent abandonner leur penchant inconditionnel pour des politiques de modernisation à grande échelle et agir dans l’intérêt de leurs sociétés et des générations futures, en mettant l’accent sur les plus vulnérables.
En l’absence de toute action étatique décisive, ou parallèlement à cela, des opportunités doivent être créées pour donner plus d’autonomie aux producteurs alimentaires locaux dans les domaines de la production et de la distribution. L’essor de plusieurs contre-mouvements, de la souveraineté alimentaire au « slow food » en passant par les filières alimentaires inclusives, fondés sur des modèles de production agroécologique et ingénieux sur le plan climatique, montre qu’il est possible d’organiser la production et la distribution de nourriture différemment. Ceci est façonné par de nouveaux paradigmes qui s’appuient à la fois sur des technologies anciennes et nouvelles, fondés sur des rapports respectueux et interdépendants entre les personnes et avec l’environnement naturel.
Vers l’élaboration d’un plan d’action
Les mesures listées ci-dessous peuvent nous aider à nous éloigner de la croissance des inégalités foncières et à mettre en place un accès plus équitable à la terre servant de base à un avenir durable et inclusif.
- Démocratiser la gouvernance foncière : la gouvernance foncière, des politiques nationales aux institutions locales, devrait être fondée sur une vaste représentation. Les décisions devraient être prises à la fois par des représentants de l’État et par des organisations de producteurs et d’autres utilisateurs de la terre locaux, et s’inscrire dans le cadre de cadres politiques fonciers et structures de gouvernance foncière centrés sur les personnes, visant le bien commun.
- Renforcer la régulation des terres : les gouvernements devraient élaborer des politiques et créer des institutions relatives à la propriété foncière, à l’utilisation des terres et à la répartition des terres qui luttent contre les modèles d’inégalité foncière et leurs moteurs. Aux niveaux national et décentralisé, ces politiques et institutions devraient être repensées en partant d’un vaste consensus social, compte tenu des circonstances contemporaines et de l’éventail complet de causes et d’impacts des inégalités foncières.
- Investir dans des registres fonciers efficaces : les gouvernements et leurs partenaires devraient investir dans des institutions et technologies assurant la tenue de registres fonciers efficaces et totalement transparents, y compris à l’échelle décentralisée. Les registres fonciers devraient comprendre des informations relatives à la propriété institutionnelle et au contrôle sur les terres exercé au travers d’instruments financiers sophistiqués, y compris des fonds listés et non listés, afin de fournir une base solide à la fiscalité foncière et d’autres mesures redistributives.
- Renforcer la transparence et le suivi des exploitations foncières : les gouvernements devraient garantir l’accès du public à l’information sur tous les transferts de droits d’utilisation de la terre, via l’achat, la location, l’usage ou la participation. Il devrait aussi y avoir davantage d’investissements dans la capacité des initiatives citoyennes de suivi, y compris des entreprises et de leurs actionnaires intervenant dans les activités agricoles et foncières et contrôlant la production. Le soutien public, y compris le financement du développement destiné à financer des investissements ou des projets, doit être fonction de la publication de toutes les informations pertinentes.
- Assurer le respect des pratiques responsables des entreprises : les gouvernements, en particulier ceux des pays investisseurs, devraient demander des comptes aux entreprises immatriculées sur leur territoire. Ils devraient obliger les sociétés à élaborer des rapports relatifs aux principes des principaux cadres internationaux, y compris les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, les Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales et les Principes pour un investissement responsable dans l’agriculture et les systèmes alimentaires du CSA. Les cadres juridiques des pays hôtes devraient être mis à niveau afin d’être aussi stricts ou plus stricts que les normes des cadres internationaux.
- Protéger les droits communs et coutumiers : les gouvernements devraient reconnaître et protéger les revendications foncières coutumières, allant des droits fonciers communautaires légalement reconnus et actés aux droits non statutaires et non actés. Il est urgent de reconnaître les droits territoriaux et les systèmes de gouvernance des peuples autochtones. Dans tous les cas, la recherche du consentement préalable, libre et éclairé devrait être une procédure standard pour toutes les décisions touchant les territoires des peuples autochtones et des communautés locales.
- Reconnaître et protéger les droits fonciers des femmes : les gouvernements devraient garantir l’égalité entre les genres en matière de droits fonciers, dans la loi et dans la pratique. Cela suppose de prendre différentes mesures, par exemple adopter des lois assurant l’égalité des chances et des droits ou encourager l’adaptation des normes, attitudes et comportements sociaux pour favoriser la prise de décisions autonome des femmes et leur capacité à bénéficier des terres. Les mécanismes juridiques devraient faire respecter les droits fonciers des femmes lorsqu’ils sont menacés et leur fournir des voies de recours, y compris au sein des systèmes de régimes fonciers collectifs.
- Respecter et renforcer les institutions et capacités de la société civile : des OSC solides ont un rôle clé à jouer dans le suivi, la promotion de la responsabilité et la remise en cause des rapports de pouvoir. Des organisations fondées sur des groupes constitutifs puissantes et représentatives – appartenant aux agriculteurs, aux pasteurs, aux peuples autochtones, aux femmes et aux pêcheurs – peuvent permettre de faire entendre les voix et les priorités des utilisateurs de la terre.
- Construire des modèles de production et des systèmes alimentaires plus durables et équitables : les gouvernements devraient soutenir les modèles de production plus résilients et durables des petits producteurs et exploitants pratiquant l’agriculture familiale, en leur donnant une plus grande autonomie vis-à-vis des systèmes de production des entreprises et la capacité d’obtenir des rendements raisonnables en employant des pratiques de production agroécologique, ou tout du moins à faible apport d’intrants externes, liés aux marchés locaux. Des investissements publics sont nécessaires, non seulement pour leur donner accès à des terres de bonne qualité, mais aussi pour améliorer les espaces publics de marchés, protéger les marchés nationaux de produits agricoles contre les pressions des marchés internationaux de marchandises, effectuer des recherches pour des intrants améliorés et écologiquement sains comme les semences et le stock génétique du bétail, et adopter des technologies de stockage et de transformation appropriées.
Un programme de transformation de cette ampleur n’a rien de facultatif ; il est urgent et dans l’intérêt de toute l’humanité d’adopter un tel programme pour bâtir des sociétés plus résilientes, plus durables et plus équitables.
Le changement nécessitera des actions à large portée, impliquant les institutions publiques à tous les niveaux, les donateurs et partenaires de développement, le secteur privé et, bien entendu, les associations, les agriculteurs et tous ceux qui vivent de la terre.