RÉSULTATS DE L'INITIATIVE SUR L'INÉGALITÉ DES TERRES

Uneven Ground

La situation (choquante) des inégalités foncières dans le monde

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Chapitre 3
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La mesure des inégalités foncières n’est pas une mince affaire. La littérature consacrée à la distribution des terres s’est longtemps appuyée sur les estimations du coefficient de Gini relatif à la répartition des terres, en ayant recours à des enquêtes agricoles qui fournissent des données sur le nombre d’exploitations foncières et la superficie totale des exploitations par taille. Ces estimations présentent quelques limites – dont certaines portent sur les données utilisées et d’autres sur la méthodologie employée (Encadré 8). Malgré ces difficultés, l’utilisation du coefficient de Gini tel que traditionnellement présenté dans la littérature est encore justifiée, puisqu’il s’agit de la méthode la plus ancienne, fondée sur des données de recensement disponibles dans la plupart des pays à un moment donné, ce qui permet d’avoir une perspective à long terme des inégalités foncières dans les pays. Ces données sont désormais complétées par des méthodologies innovantes élaborées dans le cadre de ce projet, qui visent à mieux saisir la nature pluridimensionnelle des inégalités foncières (Encadré 8).

Encadré 8 : Les limites de l’utilisation traditionnelle du coefficient de Gini pour mesurer les inégalités foncières – vers l’adoption de nouvelles méthodologies

Parmi les limites de cette méthode, citons :

  • La répartition des terres calculée à l’aide des données tirées de recensements agricoles saisit la répartition des exploitations en fonction de leur taille plutôt que la propriété foncière. Les recensements agricoles n’informent pas nécessairement sur la possession de plusieurs exploitations foncières par un propriétaire, et ne saisissent pas la pleine étendue de la concentration des terres.
  • Le coefficient de Gini actuel est généralement unidimensionnel, et ne tient pas compte des complexités multidimensionnelles des inégalités foncières.
  • D’autres aspects liés à la terre (qualité des terres, présence d’actifs, autres ressources comme l’eau, proximité des infrastructures et marchés, etc.) ne sont pas mesurés dans les recensements agricoles.
  • Les recensements agricoles ne font généralement pas la distinction entre les différentes formes de propriété légale, et ne visent pas la propriété des personnes morales ou les structures actionnariales.
  • Les recensements se concentrent uniquement sur les ménages agricoles et propriétaires fonciers, et ne tiennent pas compte des ménages sans terres ; ils ne reflètent donc pas les niveaux réels d’inégalité.
  • Le coefficient de Gini est une mesure synthétique des inégalités qui résume la répartition globale sous forme de chiffre unique, et fournit donc moins d’informations sur les endroits où la répartition évolue de façon considérable.
  • La portée, les méthodologies et les seuils des recensements agricoles ne sont pas uniformes d’un pays à l’autre ni au fil du temps, en particulier dans les pays en développement, ce qui réduit leur comparabilité, malgré les efforts déployés pour assurer une telle uniformité.

Vers de nouvelles mesures des inégalités foncières :

En réponse à ces difficultés, de nouvelles méthodes de mesure des inégalités foncières ont été élaborées dans le cadre de cette Initiative sur les inégalités foncières. Vargas et Luiselli (2020) s’efforcent d’intégrer la nature pluridimensionnelle des inégalités foncières en combinant – outre l’indicateur standard de la taille quantitative des parcelles – le régime foncier, la qualité des terres, la dotation, les actifs et d’autres indicateurs. Ils suggèrent pour cela d’utiliser un certain nombre de sources de données supplémentaires.

Une deuxième approche, imaginée par Bauluz et al. (2020) et fondée sur des données d’enquête, évalue les inégalités foncières à partir des terres possédées par un ménage (dépassant ainsi la répartition des exploitations par taille et tenant compte de la propriété partagée de parcelles) et de la valeur des terrains (comme critère de la qualité des terres), tout en prenant en compte les sans-terre. Les auteurs ont mis en œuvre cette méthodologie dans un échantillon de pays : Inde, Bangladesh, Pakistan, Chine, Viet Nam, Équateur, Guatemala, Brésil, Mexique, Pérou, Burkina Faso, Éthiopie, Gambie, Malawi, Niger, Nigéria et Tanzanie. Le choix de ces pays a été fonction des données disponibles et, bien que certains des pays les plus peuplés soient inclus dans l’analyse, d’autres pays devront être analysés lors de recherches futures pour dresser un tableau plus complet de la situation. Les résultats obtenus représentent néanmoins un effort important d’innovation en matière d’évaluation et d’approfondissement des perspectives en matière d’inégalités foncières.

Sources : Vargas et Luiselli (2020) ; Bauluz et al. (2020)


Des inégalités foncières de nouveau en hausse

Malgré leurs limites, les données disponibles nous permettent d’observer les tendances en matière d’inégalité foncière de ces 100 dernières années.

Elles nous montrent que les inégalités foncières ont progressivement baissé entre le début du XXe siècle et les années 1980, à partir desquelles la tendance s’est renversée, et où elles ont commencé à augmenter de façon constante.

Le coefficient de Gini appliqué aux inégalités foncières, à 0,64 au début du siècle, est passé à 0,60 en 1982, mais a ensuite de nouveau augmenté pour atteindre 0,62 en 2017 (Figure 5).

Figure 5 : Évolution des inégalités foncières (1910-2017), mesurées par le coefficient de Gini

Figure 5 : Évolution des inégalités foncières (1910-2017), mesurées par le coefficient de Gini

1 % des exploitations les plus importantes exploitent 70 % des terres agricoles et approvisionnent les systèmes alimentaires agro-industriels

Aujourd’hui, on estime à environ 608 millions le nombre d’exploitations agricoles dans le monde. Près de 90 % d’entre elles sont des exploitations familiales, de toutes tailles, qui occupent 70 à 80 % des terres agricoles.

Environ 84 % des exploitations occupent moins de deux hectares, mais celles-ci n’exploitent que 12 % des terres agricoles, et leurs chances de s’intégrer dans les chaînes d’approvisionnement agro-industrielles sont limitées, voire inexistantes.

Selon Lowder et al. (2019 : v), « 1 % des exploitations les plus importantes du monde exploitent [déjà] plus de 70 % des terres agricoles de la planète » ; ces exploitations forment le noyau de production du système alimentaire agro-industriel. En l’absence d’intervention politique majeure, et compte tenu des tendances suivies par les systèmes agricole et alimentaire, le remembrement agricole ira inévitablement croissant.

Si les régions affichent des taux d’inégalités foncières très variables, elles subissent toutes un processus de remembrement agricole (Figure 6). Depuis 1980, toutes les régions du monde sont touchées par une augmentation considérable de la concentration des terres (Amérique du Nord, Europe, Asie et Pacifique) ou par un renversement des tendances à la baisse (Afrique et Amérique latine).

Une tendance qui se dégage clairement dans la plupart des pays à faible revenu est le nombre croissant d’exploitations, de taille de plus en plus réduite. Partout dans le monde, et plus particulièrement dans les pays à revenu élevé, les grandes exploitations s’élargissent de plus en plus.

Figure 6 : Courbe des inégalités foncières depuis 1975, mesurée par le coefficient de Gini

Figure 6 : Courbe des inégalités foncières depuis 1975, mesurée par le coefficient de Gini

Le chaînon manquant

La hausse de la concentration agricole et des terres en Amérique du Nord a été drastique. Les données des États-Unis indiquent une baisse du nombre d’exploitations – passant de 3,7 millions à 2,1 millions entre 1960 et 1990 – qui s’accompagne d’une hausse stable de leur taille moyenne – de 122,6 hectares à 187 hectares – au cours de la même période. Entre 1990 et 2010, le nombre d’exploitations et leur taille moyenne sont restés plutôt stables, autour de 2,1 millions d’exploitations d’environ 175 hectares en moyenne (Lowder et al., 2019). Si le nombre total d’exploitations et leur taille moyenne se sont stabilisés, le nombre d’exploitations de plus de 500 hectares a quant à lui augmenté à partir de 1971, de même que le nombre total d’exploitations de taille modeste, y compris celles de moins de 5 hectares. Le nombre d’exploitations de taille moyenne, occupant entre 50 et 500 hectares, s’est considérablement réduit. Cette répartition des terres est de plus en plus polarisée et inéquitable. Hendrickson et al. (2017 : 15) avancent que « l’"agriculture du milieu" est en plein déclin, voire en voie d’extinction ».

Les chiffres relatifs à la taille des exploitations ne révèlent pas toutefois la hausse encore plus importante de la concentration de la production à grande échelle sur un nombre de plus en plus restreint d’exploitations. Aux États-Unis, près d’1 million d’exploitations (980 000) génèrent des ventes de moins de 5 000 dollars par an, alors que les 7 % d’exploitations les plus grandes représentent 80 % de la valeur de la production (MacDonald, 2016). Il en résulte une situation où quelque 1,3 million d’exploitations, soit 60 % des exploitations des États-Unis, produisent seulement 6,6 % de la valeur totale de la production (Gollin, 2019). Cela englobe les exploitations de moins de 5 hectares, dont la plupart sont des exploitations dirigées par des retraités ou des personnes ayant un emploi extérieur à l’exploitation, qui ne dépendent pas de la production agricole pour survivre.

Une tendance très similaire a été observée dans l’Union européenne (UE). La taille moyenne des exploitations dans l’UE a presque doublé depuis les années 1960, passant de 12 hectares à 21 hectares en 2010. Plus important encore, le nombre d’exploitations couvrant plus de 100 hectares a augmenté de façon stable entre 2005 et 2013 (Lowder et al., 2019), et moins de 3 % des exploitations représentent aujourd’hui plus de la moitié des terres exploitées (Gollin, 2019). Le coefficient de Gini pour l’UE, qui baissait constamment depuis le début du XXe siècle, a augmenté de près de 10 % depuis 1980, pour atteindre une moyenne de 0,58.

La grande majorité des exploitations les plus petites du monde se trouvent en Afrique et en Asie, où elles sont essentielles à la survie d’une grande partie de la population. La Figure 7 montre la répartition des exploitations et des terres en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et en Amérique latine et dans les Caraïbes. La plupart des exploitations s’étendent sur moins de deux hectares, et les exploitations de 2-10 hectares occupent une part importante des terres, tandis que les plus grandes exploitations semblent ne couvrir qu’une toute petite portion des terres.

Figure 7 : Répartition des terres par catégorie de taille en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et en Amérique latine et dans les Caraïbes

Figure 7 : Répartition des terres par catégorie de taille en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et en Amérique latine et dans les Caraïbes

La Figure 7 montre que ces faibles niveaux d’inégalités – des niveaux carrément en baisse en Afrique – ont laissé la place à de nouvelles tendances dans les années 1980. Le coefficient de Gini applicable aux terres s’est stabilisé à 0,54 en Afrique. Il résulte d’une fragmentation due à une croissance démographique aux niveaux inférieurs associée à une hausse de l’intérêt porté aux terres agricoles par les élites nationales et les personnes morales nationales et internationales. L’Asie, en revanche, a vu une hausse considérable de son coefficient de Gini, qui est passé de 0,56 en 1980 à 0,62 à l’heure actuelle, soit une augmentation de 11 %. Cette hausse est ici liée au remembrement effectué dans le cadre de la Révolution verte asiatique, au nombre important d’acquisitions foncières de grande échelle pour l’agriculture et d’autres secteurs (extraction minière, infrastructure, tourisme), et la croissance de la population sans terres (Djurfeldt, 2005).

En effet, derrière la baisse de la taille moyenne des exploitations dans la plupart des pays à faible revenu, se cache une hausse du nombre de méga-exploitations, qui occupent des milliers, vers des dizaines de milliers, d’hectares (Encadré 9).

En Tanzanie, par exemple, les 108 investissements agricoles à grande échelle qui ont récemment été réalisés contrôlent une superficie plus étendue que les deux millions d’entités agricoles les plus petites combinées (Wegerif et Guereña, 2020).

Encadré 9 : Acquisitions foncières à grande échelle, pressions commerciales sur la terre et hausse des inégalités

La ruée vers les terres qui s’opère depuis 2000 et qui fait l’objet de nombreuses observations touche principalement les économies agraires d’Afrique et d’Asie. Les terres qui, au début des années 2000, n’attiraient qu’un intérêt marginal de la part des investisseurs, ont tout à coup été très demandées, principalement par des investisseurs internationaux, cette demande atteignant un sommet en 2010.

Dès 2018, la Land Matrix avait recensé près de 1 000 transactions à grande échelle portant sur des terres agricoles, couvrant 26,7 millions d’hectares de terre dans le monde (Land Matrix, 2018). L’Afrique représente 42 % de ces transactions et près de 10 millions d’hectares, soit une taille équivalente à l’Islande. Même si la ruée mondiale vers les terres s’est ralentie, de nouvelles transactions sont encore enregistrées, qui contribuent à une hausse des pressions exercées sur les habitants des zones rurales et leurs terres.

Figure 8 : Évolution de la superficie et des unités agricoles en Afrique du Sud (1918-2010)

Figure 8 : Évolution de la superficie et des unités agricoles en Afrique du Sud (1918-2010)

De nombreuses nations d’Amérique latine et certains autres pays (colonisés), comme l’Afrique du Sud, où la distribution inéquitable des terres représentait la clé de voûte des inégalités de richesse et de patrimoine pendant l’ère coloniale, se caractérisent encore aujourd’hui par des inégalités foncières extrêmes. Les réformes agraires destinées à redistribuer les terres n’ont pas réussi à rééquilibrer les inégalités (Frankema, 2009). Au contraire, le modèle économique de ces pays, basé sur l’extractivisme et les exportations agricoles, combiné à des économies de marché libérales, conduit à une expansion majeure des terres agricoles et à la concentration des terres (Encadré 10).

Encadré 10 : Les 1 % – concentration extrême des terres en Amérique latine et en Afrique du Sud

Une analyse menée par Oxfam dans 15 pays d’Amérique latine montre que le 1 % le plus important d’exploitations détient plus de la moitié de l’ensemble des terres agricoles (Oxfam, 2016[AH1] ). En d’autres termes, ce 1 % d’exploitations occupe plus de terres que les 99 % restantes. Ces grandes exploitations occupent en moyenne plus de 2 000 hectares (soit 4 000 terrains de football), même si elles sont beaucoup plus étendues dans les pays du Cône Sud (Argentine, Chili et Uruguay). Par exemple, en Argentine, le 1 % le plus important d’exploitations s’étend en moyenne sur plus de 22 000 hectares. La Colombie représente le cas le plus extrême : dans ce pays, les exploitations couvrant plus de 500 hectares – qui ne représentent que 0,4 % du total des exploitations – occupent 67,6 % des terres productives (Oxfam, 2016).

Des tendances similaires sont observées en Afrique du Sud, où des années de dépossessions dues à la colonisation et à l’apartheid, associées à des investissements dans de grandes exploitations – principalement par des Blancs –, ont donné naissance à un secteur foncier et agricole biaisé dominé par un petit nombre d’exploitations commerciales à forte intensité de capital et appartenant à des Blancs. La libéralisation du secteur agricole et son intégration sur les marchés mondiaux à la fin de l’apartheid n’ont fait qu’entraîner une hausse de la concentration des terres et du contrôle de la production. Si, en 1994, à la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud comptait 60 000 agriculteurs commerciaux environ, seuls 34 000 existent encore aujourd’hui – ce qui illustre, malgré les réformes agraires, les tendances importantes à la concentration caractérisant le pays (Cochet et al., 2015). On estime que seulement 20 % environ des exploitations commerciales représentent 80 % de la production agricole en valeur. En parallèle, entre 2 et 2,5 millions de petits agriculteurs vivant en zone rurale produisent des récoltes destinées principalement à la consommation du ménage et occasionnellement à la vente (Cousins, 2015). Ils ne contribuent qu’à une fraction de la valeur des récoltes vendues, et 98 % d’entre eux sont incapables de subvenir à leurs besoins grâce à leur seule activité agricole.

Selon les estimations, seules 0,28 % des exploitations produisent près de 80 % de la valeur de la production agricole si l’on prend en compte tous les agriculteurs d’Afrique du Sud (commerciaux et non commerciaux).

Cette situation touche le pays le plus industrialisé et le plus urbanisé du continent africain, qui n’est toujours pas en capacité de fournir des emplois non agricoles à sa population adulte, dont 30,1 % sont sans emploi (StatsSA, 2020).

Sources : Oxfam (2016) ; Wegerif et Anseeuw (2020)


Un secteur foncier plus concentré que prévu

Il ressort clairement de l’évaluation des inégalités foncières fondée sur des données d’enquêtes et tenant compte de la propriété partagée de parcelles, de la valeur des terres et des sans-terre, plutôt que sur la seule mesure utilisée pour produire le coefficient de Gini traditionnel relatif aux terres, que les inégalités foncières ont, jusqu’à présent, été grossièrement sous-estimées.

Globalement, les recherches menées dans le cadre de ce projet ont conclu que les 10 % les plus riches de la population rurale dans les pays de l’échantillon accaparent 60 % de la valeur des terres agricoles, tandis que les 50 % les plus pauvres, généralement plus dépendants de l’agriculture, ne contrôlent que 3 % de cette valeur (Bauluz et al., 2020).

Si l’on compare ces chiffres aux données des recensements traditionnels et au coefficient de Gini habituellement utilisés, ils montrent une hausse de 41 % des inégalités foncières rurales lorsque le statut de sans-terre et la valeur des terres agricoles sont pris en compte, et une hausse de 24 % si seule cette dernière est prise en considération.

Figure 9 : Différences entre les niveaux d’inégalité lorsque le coefficient de Gini traditionnel est comparé aux mesures des inégalités tenant compte de la valeur des terres et de la population sans terres

Figure 9 : Différences entre les niveaux d’inégalité lorsque le coefficient de Gini traditionnel est comparé aux mesures des inégalités tenant compte de la valeur des terres et de la population sans terres

Notes méthodologiques : 1) La barre bleue représente le coefficient de Gini relatif à la terre tel que calculé traditionnellement, fondé sur les données de recensements (les dernières disponibles), comme expliqué dans la section précédente ; la barre rouge représente les inégalités foncières calculées selon la méthodologie développée par Bauluz et al. (2020), à partir de données d’enquêtes portant sur les terres possédées par un ménage (tenant compte de la propriété partagée de parcelles) et sur la valeur des terres (comme critère de la qualité des terres) ; la barre verte est similaire à la rouge mais tient aussi compte de la population sans terres. 2) Seuls l’Inde, le Bangladesh, le Pakistan, la Chine, le Viet Nam, l’Équateur, le Guatemala, l’Éthiopie, le Malawi, le Niger et la Tanzanie disposaient d’ensembles de données complets (données de recensements, données sur la valeur et données sur les sans-terre tirées de données d’enquêtes). C’est pourquoi les comparaisons suivantes ne sont fondées que sur cet échantillon réduit de pays.

Ces nouvelles estimations apportent de nouvelles perspectives importantes sur les schémas internationaux des inégalités foncières. Ici encore, les régions affichent des différences importantes. Bien que l’Amérique latine demeure la région la plus inéquitable à l’échelle mondiale, les inégalités foncières en Asie (+30 %) et en Afrique (+74 %) augmentent proportionnellement plus – menant ainsi à des coefficients de Gini supérieurs à 0,70 dans toutes les régions. D’après ces mesures de référence des inégalités touchant les terres agricoles (tenant compte des inégalités touchant la valeur des terres et la population sans terres), l’Asie du Sud et l’Amérique latine affichent les niveaux d’inégalité les plus élevés, où les 10 % des plus gros propriétaires fonciers occupent 75 % des terres agricoles, et où les 50 % des plus petits propriétaires n’en possèdent que 2 %. Les modèles de propriété foncière applicables dans les pays africains sont relativement moins inéquitables, tandis que l’Asie « communiste » (Chine et Viet Nam) est la région du monde affichant les niveaux d’inégalité les plus faibles (Figures 10a et 10b).

Les pays d’Asie qui semblaient modérément égalitaires en vertu des mesures traditionnelles (comme l’Inde, le Bangladesh et le Pakistan) présentent les niveaux d’inégalité les plus élevés lorsque la valeur des terres et les populations sans terres sont incluses dans le calcul.

En Chine et au Viet Nam, en revanche, le degré d’inégalité foncière entre propriétaires fonciers est plus élevé qu’en Asie du Sud et qu’en Afrique, mais la concentration des terres n’est que légèrement plus élevée lorsque la valeur des terres et les ménages sans terres sont pris en considération. D’après l’indicateur d’inégalité de référence créé par Bauluz et al. (2020), la Chine et le Viet Nam semblent être les pays les moins inégaux de notre échantillon.

L’Amérique latine affiche toujours la répartition la plus inégale des terres agricoles. Toutefois, contrairement aux autres régions, les inégalités foncières entre propriétaires fonciers de cette zone sont considérablement plus faibles sur le plan de la valeur, ce qui est probablement dû à l’existence de grandes exploitations beaucoup moins productives que les petites et moyennes exploitations (Bauluz et al., 2020). Ce facteur réduit considérablement l’écart entre l’Amérique latine et les autres continents.

Enfin, les pays africains occupent une position intermédiaire. L’Afrique affiche les niveaux d’inégalité entre propriétaires fonciers les plus faibles, mais ce chiffre augmente considérablement lorsque la valeur des terres et les populations sans terres sont incluses.

Figures 10a (haut) et 10b (bas) : part des terres occupées par les 10 % des plus gros propriétaires et les 50 % des plus petits propriétaires et valeur des terres appartenant à la classe des propriétaires fonciers, et prise en compte de la population sans terre

Figures 10a (haut) et 10b (bas) : part des terres occupées par les 10 % des plus gros propriétaires et les 50 % des plus petits propriétaires et valeur des terres appartenant à la classe des propriétaires fonciers, et prise en compte de la population sans terre

Ces chiffres témoignant d’une hausse des inégalités foncières sont inquiétants, mais sous-estiment probablement encore le véritable degré d’inégalité, puisque les enquêtes menées auprès des ménages ne tiennent pas compte des exploitations appartenant à des entreprises. L’étude des opérations menées par les personnes morales et les fonds d’investissement révèle qu’un grand nombre d’entre eux achètent et contrôlent un grand nombre de terres dans différents pays. Il s’agit là d’une forme de concentration de la propriété qui est à l’heure actuelle complètement ignorée par l’ensemble des enquêtes, et qu’il est difficile de quantifier, les fonds d’investissement ne faisant pas tous preuve de transparence concernant leurs investissements.


Les forces cachées des inégalités foncières – le contrôle des terres et la production, des facteurs de concentration dans le secteur foncier

Les formes moins visibles de contrôle des terres créent des inégalités en matière de propriété foncière, de même que des inégalités en matière de pouvoir exercé sur les terres et d’appropriation de la valeur des terres et des activités menées dessus.

Tout d’abord, une personne ou une entité n’a pas besoin d’acheter une parcelle pour la contrôler. Par exemple, l’agriculture contractuelle est reconnue comme une possible voie d’accumulation, l’incorporation dans les chaînes de valeur (mondiales) créant de nouvelles dépendances et perpétuant, au bout du compte, des modèles extractifs qui aggravent les schémas en vigueur en matière d’inégalités foncières (Chamberlain et Anseeuw, 2018 ; Sulle, 2017 ; Oya, 2012). Deuxièmement, la concentration de la propriété et du contrôle des terres par les entreprises est de plus en plus importante dans le secteur agroalimentaire, ce qui influence la façon dont les terres sont utilisées pour bénéficier aux entreprises du secteur et à leurs investisseurs. Troisièmement, le rôle de plus en plus important joué par des marchés et acteurs financiers traitant les terres comme une catégorie d’actifs peut sensiblement changer la façon dont ces terres sont contrôlées et utilisées (Wegerif et Anseeuw, 2020).

Dans le secteur agroalimentaire, l’organisation des personnes morales est liée aux modes industriels de production primaire, qui cherchent à en tirer des bénéfices économiques et d’autres avantages d’échelle. Ce phénomène est surveillé de près depuis plusieurs décennies aux États-Unis, avec la présence dans le secteur agricole d’un nombre de plus en plus restreint de grands producteurs de style industriel rattachés, par contrat ou intégration verticale, à des entreprises de transformation tenues de respecter des normes uniformes (Lang et Heasman, 2004 ; Martin, 2001). Dans ce contexte, la consolidation de la propriété et du contrôle a atteint un nouveau seuil et s’est accélérée, par la combinaison de deux processus : 1) la concentration, c’est-à-dire l’exercice d’une propriété horizontale et le contrôle d’autres entreprises qui seraient, dans d’autres circonstances, des concurrents dans le secteur (élargissement) ; et 2) l’intégration verticale, ou la simple intégration, exercée par une entreprise qui prend possession ou le contrôle des sociétés à qui elle vend ou achète (approfondissement).

D’après Martin (2001 : 13), ces processus font que « l’agriculture délaisse, de plus en plus rapidement, son statut de style de vie rural au profit d’une mentalité d’entreprise agroalimentaire axée sur la chaîne d’approvisionnement. L’application de principes commerciaux et d’une approche de fabrication modernes aux systèmes de production agricoles est souvent appelée industrialisation de l’agriculture. » Ces changements touchant la production agricole et l’utilisation des terres vont de pair avec une intégration poussée pour garantir l’efficience et l’efficacité, ainsi que le contrôle des chaînes de valeur et d’approvisionnement.

Le contrôle des chaînes de valeur donne à ces acteurs un contrôle important sur les terres, ainsi que sur la distribution de la valeur de ce qui est produit sur ces terres, alimentant ainsi indirectement les inégalités foncières.

Le contrôle potentiel des terres et des systèmes alimentaires à l’échelle mondiale et locale par certaines entreprises et certains investisseurs dépasse de loin les niveaux d’inégalité détectés par les données des recensements agricoles et des enquêtes menées auprès des ménages. La société d’investissement américano-brésilienne 3G Capital illustre parfaitement ce type d’intégration et de concentration dans le secteur agroalimentaire. Si les noms des propriétaires de 3G ne nous sont pas familiers, 3G et ses membres fondateurs figurent tout de même parmi les principaux actionnaires de grandes marques mondiales couvrant l’ensemble du processus de production jusqu’à la commercialisation, telles que Burger King, Kraft Heinz Company, AB InBev (le plus grand fabricant de bière du monde) et Lojas Americanas au Brésil – un grand groupe de distribution qui a récemment pénétré le secteur des supermarchés.

Cette concentration du contrôle est aggravée par l’intérêt croissant que manifeste le secteur financier pour les terres agricoles.

Certaines terres agricoles sont désormais considérées comme des actifs financiers, dénués de propriétaire physique connu, sujets à des processus décisionnels pouvant être extérieurs à l’exploitation et au secteur agricole.

La production agricole n’est plus intégrée dans le territoire, mais dépend de processus et acteurs financiers disséminés partout dans le monde, qui utilisent des valeurs dérivées détachées de leur base matérielle, ce qui cause une plus grande instabilité sur les marchés agricoles et exerce des pressions spéculatives sur les véritables marchés et les prix des produits (Fairbairn, 2014).

En fin de compte, nous ne savons pas toujours qui possède quelles terres. Les structures actionnariales et autres constructions financières se multiplient dans le secteur foncier (et n’ont à être déclarées dans aucun pays du monde, à notre connaissance, ce qui les rend totalement invisibles), et l’opacité qui entoure souvent les finances et activités des fonds d’investissement (Daniel, 2012) ne permet pas d’évaluer leur impact réel sur la concentration des terres et les inégalités foncières.

Les estimations varient considérablement : Buxton et al. (2012) estiment que 190 sociétés d’investissement privé investissent dans l’agriculture et les terres agricoles dans le monde, tandis que HighQuest Partners (2010) parle de 54 fonds/sociétés investissant activement dans des fonds visant à acquérir ou gérer des terres agricoles ou ayant déjà annoncé vouloir lever des capitaux pour investir dans le secteur. Preqin liste les principaux fonds de dotation universitaires (le Harvard Endowment Fund, par exemple, composé de 13 000 fonds individuels, a distribué 1,9 milliard de dollars US en 2019), et montre que 10-20 % de leurs actifs sont destinés aux ressources naturelles et terres agricoles (Preqin, 2017).

Le plus grand gestionnaire d’actifs en termes de valeur gérée est l’entreprise américaine BlackRock. Fin 2010, l’entreprise gérait 3 346 milliards de dollars US, soit presque autant que les 3 400 milliards de dollars US qui constituaient le produit intérieur brut (PIB) de l’Allemagne en 2009, l’une des cinq plus grandes économies du monde (BlackRock, 2009).

Fin 2019, les fonds gérés par BlackRock avaient plus que doublé pour atteindre la somme incroyable de 7 430 milliards de dollars US, soit près de deux fois le PIB de l’Allemagne, 4 000 milliards de dollars US, pour la même année (BlackRock, 2019).

Cette croissance provient en partie des investissements réalisés dans le secteur agroalimentaire. BlackRock est désormais un grand investisseur, à l’instar d’autres grandes sociétés de gestion d’actifs, dans le secteur du commerce de produits alimentaires, avec des participations importantes dans des groupes de supermarchés comme Walmart, Costco et Target. BlackRock et d’autres gestionnaires d’actifs ont également beaucoup investi dans les plus grandes entreprises semencières comme Syngenta, DuPont, Dow, Bayer et Monsanto (Groupe ETC, 2019). BlackRock et Vanguard – le deuxième plus grand gestionnaire d’actifs, avec un portefeuille de gestion d’environ 5 000 milliards de dollars US – figurent parmi les plus grands actionnaires de Tyson Foods, l’un des plus grands éleveurs de bétail du monde (CNN, 2020 ; Shukla, 2019). BlackRock et Vanguard étaient également les deux plus grands actionnaires de Monsanto et Bayer, et ont joué un rôle clé dans leur fusion (IPES-Food, 2017).

Les structures d’entreprise et financières complexes, les participations croisées et d’autres formes d’interconnexions de ce type font qu’il est de plus en plus difficile de discerner les lignes de responsabilités en matière d’utilisation et de gestion des terres, alors même qu’elles occupent une place de plus en plus importante. Il est également difficile de demander des comptes aux investisseurs pour leurs impacts économiques, sociaux et environnementaux, puisque les investisseurs primaires sont anonymes ou géographiquement et institutionnellement éloignés des terres en question. Lorsque des mesures de responsabilité des entreprises sont appliquées (si elles le sont), elles poursuivent souvent un but environnemental ou de développement ; pourtant, peu de mesures sont prises pour corriger l’impact des entreprises et structures financières sur la hausse des inégalités foncières et leurs conséquences.