RÉSULTATS DE L'INITIATIVE SUR L'INÉGALITÉ DES TERRES

Uneven Ground

Des solutions aux inégalités foncières pour des sociétés résilientes, durables et équitables

Chapitre:
Chapitre 4

Compte tenu de ses caractéristiques distinctes, la terre, un bien limité qui ne peut être fabriqué, qu’on ne peut faire pousser et dont la gestion a des conséquences directes pour l’être humain et l’environnement, n’est pas une marchandise comme une autre. Bien que la terre puisse être acquise et vendue, les marchés fonciers ne sont pas susceptibles de s’autoréguler. Sans régulation, ils deviennent presque inévitablement des marchés d’exclusion et de concentration au sein desquels les inégalités ne cessent de croître.

Ces caractéristiques uniques signifient que les marchés fonciers développés en dehors de la société ne peuvent œuvrer dans l’intérêt commun. La solution ne consiste pas non plus à abolir toutes les formes de marché et à confier la gestion de la terre aux seuls États et gouvernements.

Pour des sociétés plus résilientes, durables et équitables, nous devons réfléchir à de nouvelles façons de lutter contre les schémas actuels d’inégalité foncière et leurs moteurs (Encadré 11).

Encadré 11 : Principes applicables à une lutte efficace contre les inégalités foncières

  • Tout mécanisme visant à réduire les inégalités foncières doit être compatible avec l’intérêt général et être accepté par la majorité de la population (Merlet, 2020).
  • La création d’institutions et de mécanismes chargés de garantir l’égalité foncière ne sera possible qu’avec l’engagement de toutes les parties prenantes concernées. Les organisations de la société civile (OSC) et les institutions locales auront toujours un rôle déterminant à jouer dans la modulation des rapports de force nécessaires à la mise en œuvre de tels mécanismes et institutions (Merlet, 2020 ; Nguiffo, 2020). De tels changements ne se font pas en un jour.
  • Les inégalités foncières touchent différents droits – droit de propriété, droit d’usage, droit de contrôle. Les mécanismes ne devraient pas se contenter de chercher à réguler les marchés de la propriété ou de la location. Il sera également nécessaire de réguler et superviser le contrôle de la terre et les mécanismes de participation touchant la terre.
  • Les interventions menées pour lutter contre les inégalités foncières ne devraient pas être menées isolément. Les efforts visant la redistribution des terres, par exemple, ne pourront créer des moyens de subsistance durables, sans parler d’assurer la prospérité, si une minorité conserve le contrôle des politiques et marchés fonciers et d’autres segments du système agroalimentaire. Ils risquent même dans ce cas d’être annulés (Wegerif et Anseeuw, 2020).
  • Le contexte joue un rôle essentiel. Pour réduire les inégalités foncières de façon durable et optimiser l’utilisation des terres pour servir l’intérêt général, les politiques et mécanismes doivent être adaptés à chaque situation individuelle.

Les politiques et mesures présentées ici ne sont pas exhaustives et ne prétendent pas être des solutions universelles. Ce chapitre offre plutôt des éléments à adapter aux contextes politique, social, culturel, économique et écologique des pays et régions subissant une transformation constante et accélérée, notamment par la pénétration des rapports de marché et la privatisation et la financiarisation de leurs économies et sociétés. Par ailleurs, outre les mécanismes et politiques proposés ici, on assiste à l’émergence de contre-mouvements, ce qui prouve que les modèles et paradigmes de production et de développement alternatifs ont tout à fait leur place dans le paysage foncier.


Redistribution foncière et réforme agraire

Si les réformes agraires redistributives ont joué un rôle déterminant à certaines périodes précises de l’histoire, elles ont besoin, pour aboutir, de conditions sociales et politiques exceptionnelles. Elles ont par exemple été efficaces lors de révolutions, comme au Mexique en 1910, en Bolivie en 1953 ou encore à Cuba en 1959. Le même constat a été dressé en Chine et au Viet Nam quelques décennies plus tard. Elles ont aussi porté leurs fruits au lendemain de guerres ou dans des contextes d’occupation. Citons par exemple le Japon, Taïwan et la Corée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale (Merlet, 2020 ; Montesdoeca Chulde et Ramos Bayas, 2020). En revanche, l’Amérique latine est le continent qui a subi le plus de réformes agraires au cours du siècle dernier ; la région se caractérise pourtant toujours par de forts taux de concentration foncière (Bauluz et al., 2020).

Les réformes agraires échouent généralement parce que les politiques et programmes poursuivent des buts politiques à court terme et ne tiennent pas compte des nombreux facteurs influençant les inégalités foncières, sans aspirer à une transformation radicale des structures agraires. Elles ne tiennent pas non plus compte des besoins socioéconomiques généraux des bénéficiaires ciblés, tels que l’accès au crédit, aux services d’appui et aux infrastructures (Encadré 12).

Pour être efficaces, les réformes agraires doivent être en cohérence avec la politique économique et sociale d’un pays et prévoir des mesures visant à éviter le retour des inégalités foncières à terme (Merlet, 2020).

Encadré 12 : Réforme agraire et redistribution des terres en Équateur – une réussite… mais aussi un échec

Les réformes agraires menées en Équateur dans les années 1960 et 1970, de même que le Plan Tierras de 2008 visant à promouvoir la souveraineté alimentaire et à réduire la pauvreté rurale, ont entraîné une baisse d’environ 10 % des inégalités foncières. Toutefois, le coefficient de Gini relatif à la propriété foncière a de nouveau grimpé dans le pays au cours des dix dernières années (Figure 11).

Figure 11 : Évolution de l’indice de Gini relatif à la propriétaire foncière en Équateur

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Source : Montesdoeca Chulde et Ramos Bayas (2020)

Si Plan Tierras a bénéficié à certains agriculteurs, il n’a pas considérablement altéré la structure du régime foncier national. L’accent toujours placé sur l’agriculture d’exportation a résulté en une hausse de la concentration des terres, et les contraintes bureaucratiques coûteuses ont entraîné une redistribution de 26 000 hectares seulement, contre un engagement de 2 millions d’hectares. Parmi les autres obstacles à la mise en œuvre, citons les erreurs de calcul portant sur les prix des terres et les dettes importantes que les petits agriculteurs ont dû rembourser sur les terres acquises. Par ailleurs, les agriculteurs n’ont pas reçu un soutien adapté pour accroître leur production agricole, installer des systèmes d’irrigation ou accéder aux marchés et au crédit.

L’espace octroyé pour mener des réformes agraires et adopter des politiques foncières redistributives s’est rétréci dans la plupart des pays en raison de la prédominance mondiale des politiques économiques libérales et du rôle limité des États qui en découle (Guereña et Wegerif, 2020 ; Scoones et al., 2018). Cependant, dans les pays profondément touchés par les inégalités économiques et foncières malgré ces réformes – comme l’Afrique du Sud, le Brésil et le Paraguay – l’occupation des terres s’est intensifiée, déclenchant souvent des réactions répressives de l’État. Ceci montre que les réformes foncières redistributives peuvent servir à mettre un terme aux inégalités foncières, mais qu’elles doivent pour cela être repensées et reprises en tirant des enseignements du passé et en s’adaptant aux circonstances actuelles (Merlet, 2013). Les problèmes actuels indiquent également qu’un ensemble de mesures complémentaires devra être adopté en parallèle pour lutter contre les inégalités foncières.


Régulation du marché foncier

La régulation du marché foncier désigne un large éventail de mécanismes et d’instruments qui régissent les cessions de terrains et les droits des utilisateurs, des propriétaires et des bénéficiaires des terres et ressources connexes. Citons par exemple le contrôle des prix sur les marchés des achats et de la location, le contrôle des tailles (minimale et maximale), les mécanismes de protection des locataires et propriétaires, les droits de préemption et de première offre, la régulation de la propriété foncière par des étrangers, entre autres. Ces mécanismes sont applicables aux propriétaires, aux locataires et aux utilisateurs (voir Merlet [2020] pour plus d’exemples).

Confier la régulation du marché foncier aux seuls États n’est pas une solution.

Pour lutter contre les inégalités foncières, les sociétés doivent mettre en place des instances de gouvernance dotées d’une mission d’utilité publique, qui reflètent les droits collectifs et sont en mesure d’agir avec un certain degré d’autonomie.

Ces mécanismes n’éliminent pas le marché, mais celui-ci peut être intégré dans la société et contrôlé par des institutions ad hoc composées de représentants des habitants d’un territoire. Bien évidemment, l’instance de gouvernance en question doit impérativement fonctionner de façon démocratique et inclusive. Son pouvoir ne peut être exercé par décret, et sa légitimité ne peut être miraculeusement acquise d’emblée (Merlet, 2020). Citons par exemple les SAFER en France (Encadré 13) et les Landgesellschaften en Allemagne.

Encadré 13 : SAFER – régulation des marchés fonciers en France

En France, l’achat et la vente de terrains agricoles se font sur un marché semi-régulé. Le marché est contrôlé par les SAFER (une fédération nationale de sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural). Chaque région française possède son SAFER, qui représente les autorités nationales et locales et les utilisateurs de la terre. Créées dans les années 1960, les SAFER ont pour mission de surveiller le marché des terres rurales et de favoriser l’émergence d’exploitations financièrement viables. Leur mandat a évolué au fil du temps : elles assurent aujourd’hui des missions de protection de l’environnement et de développement local, et garantissent la transparence sur le marché des propriétés rurales.

Les SAFER locales surveillent les transactions portant sur les terres agricoles et interviennent le cas échéant pour garantir que la vente soit la plus adaptée possible aux objectifs de la loi et des priorités territoriales. Une SAFER peut acheter des terres et les revendre à la personne/entité la plus adaptée aux objectifs publics (pas nécessairement la plus offrante). Elles n’interviennent que lorsque cela est jugé nécessaire : en 2018, elles sont intervenues 1 380 fois pour préempter des ventes, ce qui représente moins de 1 % des ventes qui leur ont été déclarées. Conçues en cohérence avec d’autres mécanismes de régulation, les SAFER ont réussi à limiter le remembrement des terres et l’inflation des prix des terres agricoles. Elles doivent toutefois désormais s’adapter aux transformations du secteur agricole, notamment à la présence accrue des intérêts financiers et à l’utilisation d’instruments financiers pour accéder à la propriété foncière et contrôler les terres agricoles.

Dans un secteur foncier de plus en plus financiarisé et détenu par des entreprises, un modèle comparable aux SAFER françaises pourrait s’avérer efficace pour lutter contre la concentration des terres due à l’actionnariat. Comme le suggère Merlet (2020), de nouvelles commissions locales pourraient être chargées de surveiller toutes les formes de transferts de droits d’utilisation des terres, comme l’achat, la location ou les participations.


Taxes foncières

Les taxes foncières peuvent être un instrument progressiste pour lutter contre les inégalités foncières. Elles existent sous différentes formes et peuvent être récurrentes (lorsqu’elles sont régulièrement perçues pour l’utilisation ou la possession d’une terre) ou non récurrentes (lorsqu’elles sont prélevées sur certaines transactions ponctuelles). Parmi les taxes non récurrentes, citons les taxes sur le transfert de propriété, normalement appliquées au moment de la vente et de l’achat de terres, en cas de don de terres et au moment de la succession, ainsi que les impôts sur les plus-values en capital. Les taxes foncières sont normalement calculées à partir de la valeur de la terre. Elles peuvent porter uniquement sur les terres ou englober les améliorations telles que les infrastructures ou bâtiments. Elles peuvent également prendre en compte toute hausse de la valeur due à un investissement public et à l’accès aux services (Itriago, 2020).

Les taxes foncières peuvent avoir un impact direct sur les inégalités foncières en décourageant l’accumulation, en réduisant la spéculation et en faisant obstacle à la transmission intergénérationnelle des inégalités, tout en promouvant une utilisation des terres plus efficace, durable et viable sur le plan environnemental (Itriago, 2020 ; Alvaredo et al., 2018 ; Deininger, 2003). Elles ont aussi des répercussions indirectes, en fournissant, souvent aux autorités locales, une source prévisible de revenus, qui peuvent être utilisés pour investir dans l’infrastructure et les services publics (Collier et al., 2018 ; De Cesare et Lazo, 2008). Par ailleurs, les taxes foncières peuvent favoriser la transparence en matière de propriété et la redevabilité en matière de contribution et d’utilisation des fonds (De Cesare, 2012 ; Deininger, 2005).

Contrairement à d’autres interventions redistributives liées à la terre, les taxes foncières peuvent être appliquées progressivement et avoir un effet moins déstabilisant, puisqu’elles ne produisent généralement pas de distorsions affectant les investissements ou l’utilisation efficace des facteurs de production (Itriago, 2020 ; Youngman, 2017 ; Childress et al., 2009).

Pourtant, nombreux sont les pays parmi les plus inégalitaires du monde à ne pas imposer de taxes foncières ou à prélever des taxes foncières très réduites (Alvaredo et al., 2018). Les pays en développement, en particulier, n’exploitent pas suffisamment les taxes foncières comme sources de revenus ou comme partie intégrante d’un programme plus vaste de croissance durable sur les plans social et environnemental. Les obstacles à la mise en œuvre de taxes foncières peuvent être de nature politique ou dus à des dysfonctionnements administratifs. Parmi les obstacles juridiques et techniques, citons les systèmes incomplets d’enregistrement des terres, incapables de suivre l’évolution de la valeur des terres sur le marché. L’absence ou la rareté des informations sur les transactions foncières et la variation de la valeur des terres rendent souvent difficile l’estimation des taux d’imposition, ce qui peut saper l’effet réducteur des inégalités des taxes foncières. De plus, la décentralisation est souvent encore limitée, les niveaux infranationaux de gouvernement enregistrant une faible capacité de collecte et de gestion des taxes en raison de contraintes politiques et institutionnelles.

Pour faire des taxes foncières un instrument politique proéquité efficace, il est souvent nécessaire de réaliser des investissements visant à améliorer la coordination entre les différents niveaux de gouvernance (Itriago, 2020). L’imposition de taxes devient aussi de plus en plus difficile dans un monde globalisé et détenu par les entreprises, les participations et transferts n’étant généralement pas taxés, rendant ainsi les nouveaux types de propriété foncière et de contrôle des terres invisibles aux yeux du Trésor. Par ailleurs, bon nombre des entreprises investissant dans des transactions foncières à grande échelle et dans le secteur extractif sont immatriculées dans des paradis fiscaux (Borras Jr et al., 2014).

C’est pourquoi il est essentiel de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales grâce à des efforts internationaux coordonnés et une plus grande transparence (Guereña et Wegerif, 2019).


Redevabilité des entreprises et des investisseurs

Des mécanismes ont été mis en place à différents niveaux, que ce soit international, national, sectoriel, ou spécifique à certains segments des chaînes de valeur agricoles, pour exiger des comptes aux entreprises pour leurs actions et leurs investissements (voir Nguiffo, 2020, pour une liste détaillée et une description des normes, principes et directives en vigueur). Ces mécanismes sont toutefois généralement volontaires, et font l’objet d’un contrôle insuffisant.

Une évaluation récente des investissements fonciers internationaux de grande échelle dans le secteur agricole par les pays du G20 confirme que la redevabilité et la transparence sur les questions foncières sont très faibles (Flaschsbarth et al., 2020). L’étude a révélé que les entreprises gérant les terres en question étaient connues du public dans moins de 20 % des transactions foncières. La localisation exacte des terres concernées était communiquée pour 15 % seulement des investissements du G20, et les investisseurs publiaient le prix d’achat ou les frais de location dans moins de 10 % des cas. Il est frappant de constater l’absence d’information ou de consultation des communautés dans 90 % des transactions. Ce manque de transparence autour des investissements fonciers va de pair avec le recours accru aux structures d’entreprises complexes et participations croisées, ainsi qu’avec l’intérêt croissant des marchés financiers pour la terre, tel que décrit dans le chapitre 3.

Il est très peu probable que les investisseurs effectuent des déclarations transparentes et que leur redevabilité soit assurée sans mécanisme d’application contraignant. Si les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, les Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales ou les Principes pour un investissement responsable dans l’agriculture et les systèmes alimentaires du Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), entre autres, contiennent de nombreuses aspirations à cet égard, ces mécanismes n’ont que très peu d’impact.

La situation est peu susceptible d’évoluer sans obligation de conformité et d’établissement de rapports et si les gouvernements nationaux (en particulier ceux des pays investisseurs) ne demandent pas de compte aux entreprises immatriculées sur leur territoire.

Il est fondamental d’exiger le respect du consentement préalable, libre et éclairé (CPLE) comme un droit reconnu par le droit international aux peuples autochtones, afin de donner aux communautés le choix de donner ou non leur consentement à un projet destiné à être mis en œuvre sur leurs terres (Oxfam, 2019).

Par ailleurs, les institutions publiques doivent être totalement transparentes. Le soutien public, y compris le financement du développement destiné à financer des investissements ou des projets, doit être fonction de la publication de toutes les informations pertinentes.

Il devrait être obligatoire pour toutes les entreprises et tous les investisseurs de publier leurs participations dans d’autres sociétés et initiatives possédant des terres, ayant accès à des terres ou contrôlant des terres et les activités connexes. Parallèlement à cela, les pays devraient réorganiser leurs registres fonciers afin d’y inclure des informations relatives à la propriété institutionnelle et au contrôle sur les terres exercé au travers d’instruments financiers sophistiqués, y compris des fonds listés et non listés.

Enfin, la transparence et la redevabilité autour des investissements fonciers ne pourront être améliorées sans réforme juridique dans les pays d’accueil.

Ces pays doivent adopter des lois et cadres politiques nationaux plus solides qui obligent les investisseurs à suivre les normes les plus strictes de diligence raisonnable et de protection des droits de l’homme et de l’environnement. Il n’est pas acceptable que les cadres juridiques en vigueur à l’échelle nationale soient moins stricts que les cadres internationaux, ni que les personnes morales jouissent de droits fonciers plus sûrs que les petits agriculteurs, les populations pastorales, les chasseurs-cueilleurs et les communautés locales. Les droits des sociétés sont protégés par les traités internationaux qui protègent les investissements étrangers et donnent aux entreprises un accès direct aux mécanismes de recours internationaux (Cotula, 2020). Bien qu’ils manquent de pouvoirs d’exécution, les mécanismes internationaux actuels fournissent des indications utiles pour les réformes législatives nécessaires et offrent aux donateurs, aux communautés et aux OSC des moyens pour engager des actions de plaidoyer. Il est également nécessaire d’appuyer un suivi plus indépendant et innovant des entreprises et investisseurs menant des activités en lien avec l’agriculture et les terres, ainsi que de l’actionnariat et du contrôle de la production. Des investissements dans la collecte de données, le renforcement des capacités et la formation, au bénéfice notamment de la société civile, ainsi que dans des mécanismes de recours, s’imposent.


Lutte contre les inégalités foncières horizontales : droits fonciers des femmes et droits fonciers collectifs

Les droits et régimes fonciers collectifs désignent les systèmes dans lesquels un groupe est détenteur du droit de posséder, de gérer et/ou d’utiliser des terres et ressources naturelles en toute autonomie, en vertu de règles et normes établies ou coutumières. Des droits collectifs sûrs permettent à ces groupes de mieux résister aux pressions externes et d’accroître leurs chances d’utiliser les terres pour répondre à leurs besoins sociaux et écologiques (Guereña et Wegerif, 2019). Ainsi, les droits fonciers collectifs contribuent à réduire les inégalités, à la fois au sein des communautés et entre ces dernières et des acteurs extérieurs, y compris les populations environnantes (Bautista Durán et Bazoberry Chali, 2020).

La protection des droits fonciers collectifs, si elle ne permet pas d’inverser les inégalités foncières, garantit toutefois le bien-être et les moyens de subsistance d’au moins 2,5 milliards de personnes dans le monde, principalement des peuples autochtones et des communautés locales, de même que leur capacité à conserver leurs terres.

Elle renforce également le rôle de protection que jouent ces populations et territoires vis-à-vis du changement climatique, de la gestion de la biodiversité, de la conservation bioculturelle et de la justice, y compris territoriale et entre les genres.

La gouvernance collective peut aller de propriétés foncières communautaires juridiquement reconnues et actées aux droits non statutaires et non actés (Encadré 14). Dans tous les cas, la recherche du CPLE est un principe fondamental. Le CPLE donne aux communautés le choix de consentir ou de ne pas consentir, mais leur permet également de négocier les conditions relatives à la conception, à la mise en œuvre, au suivi et à l’évaluation de l’utilisation de leurs terres. Ce principe est aussi inscrit dans le droit fondamental des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais il n’est hélas pas toujours respecté, en particulier dans le cadre de développements ou de projets extractifs à grande échelle (Bautista Durán et Bazoberry Chali, 2020).

Encadré 14 : Avantages et enjeux de l’acquisition et de l’exercice des droits collectifs aux Philippines

Aux Philippines, après la Révolution philippine de 1986, les peuples autochtones se sont vu offrir l’opportunité de récupérer leurs domaines ancestraux. MILALITTRA, une organisation de la tribu autochtone Talaandig, dans la province de Bukidnon, à Mindanao, est l’une des premières organisations de peuples autochtones de la région à avoir réclamé la reconnaissance formelle des droits fonciers de la communauté et de ménages individuels.

Après la promulgation de la loi relative aux droits des peuples autochtones aux Philippines, MILALITTRA a obtenu un certificat de propriété de domaine ancestral en 2003, qui a permis à la communauté de régir ses propres terres. Grâce à cette reconnaissance, la communauté a pu exercer ses droits sur la terre, empêcher l’intrusion d’occupants et investisseurs illégaux, réguler l’abattage des arbres dans les forêts et régler les différends entre ses membres. La communauté a également pu collaborer avec d’autres parties prenantes et partenaires institutionnels.

Les intérêts concurrents d’autres secteurs menacent toutefois de saper la jouissance par la communauté de ses droits collectifs durement acquis. Dans un contexte de croissance économique rapide des Philippines et de disponibilité limitée des terrains, les domaines ancestraux attirent les intérêts commerciaux visant à établir des zones économiques spéciales, à réaliser des investissements agricoles et à mettre en place des projets miniers et touristiques. On assiste, avec la hausse des pressions commerciales, à la vente de terres par de nombreux membres de la communauté sans le consentement des dirigeants communautaires.

Source : Ravanera et al. (2020)

La sécurisation des droits fonciers des femmes est essentielle à la justice entre les genres et pour atteindre les objectifs mondiaux en matière d’égalité entre les genres, mais cette entreprise est délicate, y compris pour les terres détenues collectivement. D’une manière générale, l’égalité entre les genres en matière foncière n’existe que quand : 1) les femmes et les hommes peuvent acquérir des droits bénéficiant d’une protection équivalente ; 2) les femmes et les hommes peuvent exercer et jouir de leurs droits fonciers dans les mêmes conditions ; et 3) les droits fonciers des femmes et des hommes bénéficient d’une protection équivalente lorsqu’ils sont menacés (Scalise, 2020).

Dans le cadre de négociations avec d’autres parties concernant des terres détenues en commun, la reconnaissance des droits fonciers et de gouvernance détenus par les femmes demande une attention toute particulière, y compris dans les processus recherchant leur CPLE. Les droits de succession des femmes rurales sont une composante critique de leur sécurité économique, en particulier en cas de décès de leur conjoint, de leur partenaire ou d’un parent. Sans protection juridique, les femmes sont extrêmement vulnérables à la dépossession de biens et autres formes de violence domestique, y compris physique, ainsi qu’au mariage forcé à la mort de leur conjoint ou de leur partenaire – et ainsi exposées aux inégalités foncières et à d’autres injustices (Lakidi Achan, 2020).

La réalisation de l’égalité entre les genres en matière de droits fonciers suppose une combinaison complexe de mesures, telles que des réformes législatives favorisant l’égalité des chances des femmes et des hommes en matière d’acquisition de droits et encourageant l’adaptation des normes, attitudes et comportements sociaux. L’appui à l’autonomie décisionnelle des femmes et à leur utilisation et protection optimale des terres est également nécessaire pour leur donner les mêmes chances qu’aux hommes de créer de la valeur à partir de la terre (Encadré 15). Pour que les femmes bénéficient des mesures liées aux droits fonciers, il est aussi important de lutter contre les aspects discriminatoires touchant les femmes dans d’autres domaines du système agroalimentaire, comme l’accès aux marchés, au crédit et aux services d’appui.

Encadré 15 : Les femmes membres des associations foncières communales en Ouganda

En Ouganda, le gouvernement a encouragé la formation d’associations foncières communales (AFC) pour assurer la sécurisation des régimes fonciers communautaires. La création des AFC s’est accompagnée d’une sensibilisation des communautés aux questions d’égalité entre les genres et d’inclusion des femmes dans la gouvernance foncière. Cela a entraîné une profonde modification des attitudes, des hommes comme des femmes, vis-à-vis de la propriété foncière de ces dernières. Les femmes peuvent désormais officiellement posséder des terres communales. Par ailleurs, l’attribution d’un quota de sièges occupés par des femmes dans les comités de gestion des terres communales leur a permis de faire entendre leur voix et a renforcé leur capacité à influencer la prise de décisions, réduisant ainsi considérablement l’écart entre les genres en matière de droits fonciers au niveau communautaire et des ménages.

Source : Lakidi Achan (2020)

Les gouvernements et organisations du monde entier intensifient leurs engagements, leurs financements et leurs ressources en faveur de la sécurisation des droits fonciers collectifs et des femmes, en multipliant les engagements internationaux (Convention no 169 de l’Organisation internationale du Travail [OIT], CEDAW, VGGT, ODD), en mettant en œuvre des programmes de réforme foncière et en élaborant de nouveaux types d’instruments juridiques et techniques. Ces engagements et ressources doivent être encouragés, renforcés et intensifiés, par exemple dans le cadre des Coalitions d’action et processus de Beijing+25. Mais ces avancées, bien que prometteuses, ne peuvent à elles seules relever les défis auxquels sont confrontées les femmes du monde entier. Une faible mise en œuvre des engagements nationaux et internationaux en vigueur remet en cause les progrès réalisés. Sans une attention accrue et en l’absence d’efforts supplémentaires, les inégalités foncières horizontales persisteront.


Contre-mouvements et alternatives : filières alimentaires inclusives, actions collectives et agroécologie

Pour riposter efficacement aux inégalités foncières, il est essentiel de remettre en question et en cause la croissance tirée par les élites et les entreprises, la réification des terres et des ressources naturelles, et l’impulsion mondiale pour une plus grande productivité et des retours sur investissement plus importants dans le secteur agroalimentaire. Les mécanismes abordés dans ce chapitre ont le pouvoir d’arrêter et d’inverser les inégalités foncières, mais leur mise en œuvre s’avérera difficile et chronophage. D’autres stratégies sont donc nécessaires pour appuyer la mise en place de systèmes agroalimentaires démocratiques et plus équitables.

Ce type de stratégie a vu le jour, parfois à l’initiative d’entreprises à but lucratif, d’entrepreneurs sociaux, de communautés de producteurs agricoles et de consommateurs, cherchant à rendre les modèles de production et chaînes de valeur actuels plus inclusifs. Les filières alimentaires inclusives, par exemple, favorisent la participation équitable des petits producteurs, des travailleurs et des communautés à faible revenu aux chaînes de valeur agroalimentaires (Oberlack et al., 2020). Les stratégies d’action collective sont un autre modèle, fondé sur des valeurs et intérêts partagés, qui s’est avéré essentiel pour garantir la transformation (Ostrom, 1990). Le degré d’inclusivité des entreprises, marchés et chaînes de valeur varie en fonction de la répartition des voix et des représentations, de la propriété et des bénéfices entre les différentes parties prenantes (Vermeulen et Cotula, 2010 ; Chamberlain et Anseeuw, 2018). Si l’intégration dans les chaînes d’approvisionnement mondiales peut créer de nouvelles dépendances et finir par perpétuer les modèles extractifs, aggravant ainsi les schémas d’inégalités liés à la terre, Oberlack et al. (2020) soulignent toutefois que cette stratégie peut, lorsqu’elle est prévue et adoptée de façon responsable et rigoureuse, contribuer au remodelage de la propriété bénéficiaire et rendre l’accès au marché plus avantageux pour les petits agriculteurs et les communautés à faible revenu (Encadré 16).

Encadré 16 : Coopérative Tan Dat – une action collective pour des filières alimentaires inclusives au Viet Nam

La Coopérative Tan Dat de Trung Ngai – l’une des communes les plus pauvres du Delta du Mékong, au Viet Nam, a vu le jour en septembre 2017. Dans cette région, les familles possédaient en moyenne moins d’un hectare de terres, qui était généralement utilisé pour la production de riz. Après trois réformes foncières de taille et un processus de remembrement agricole, les terres étaient fragmentées et la productivité limitée, un phénomène aggravé par le changement climatique, l’émergence de maladies et la dégradation des terres. Des prix du marché fluctuants ont également réduit la capacité des agriculteurs à subvenir à leurs besoins.

Pour rejoindre la Coopérative Tan Dat, les familles devaient investir du capital sous forme d’espèces ou accorder une servitude sur leurs terres. Des équipes de travail spécialisées ont été formées, composées autant que possible de membres de la coopérative, pour s’occuper de la production de riz, de l’achat d’intrants et de la vente. Les profits tirés des opérations commerciales de la coopérative ont été distribués entre les membres, moins une contribution à son fonds de développement.

Depuis 2017, tous les membres ont joui d’avantages tangibles et économiques, les terres ont pris de la valeur, et des principes d’agroécologie sont appliqués. Tan Dat a obtenu une certification d’agriculture biologique répondant aux normes européennes pour 60 hectares de rizières, s’est bâti une solide réputation et s’est constitué une clientèle en pleine croissance.

Source : Oberlack et al. (2020)

Parallèlement aux changements pilotés par l’industrie, de plus en plus de contre-mouvements et de politiques publiques voient le jour pour soutenir la mise en place de systèmes alimentaires plus équitables, durables et démocratiques. Citons les améliorations dans les espaces publics de marchés, la protection des marchés nationaux d’aliments et de produits agricoles contre les pressions des marchés internationaux, les investissements publics dans la recherche et le développement pour des intrants améliorés et écologiquement sains, comme les semences et le stock génétique du bétail, les investissements publics dans des technologies appropriées de stockage et de transformation à petite échelle, et l’aide à l’apprentissage et au partage entre agriculteurs des pratiques d’agriculture agroécologique. Ces mouvements impliquent la promotion d’agriculteurs jouissant de droits sûrs sur leurs terres et capables de tirer un rendement raisonnable de leurs pratiques de production agroécologique ou du moins à faible apport d’intrants externes, liées aux marchés locaux. Les approches territoriales qu’ils adoptent assurent la mise en place de processus plus inclusifs et démocratiques. Ces types de stratégies sont soutenus par le CSA, le Pacte de Milan sur les politiques alimentaires en milieu urbain, adopté par 120 villes, et le Nouveau Programme pour les villes adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2016 (Assemblée générale des Nations Unies, 2017 ; CSA, 2016).

On assiste depuis quelques décennies à un fort revirement, en particulier dans les pays riches, vers des réseaux alimentaires alternatifs et une riposte non corporative au défi consistant à nourrir une population en pleine croissance et de plus en plus urbaine.

Cela implique souvent des chaînes d’approvisionnement courtes et les marchés locaux, ainsi que des initiatives en matière de politique alimentaire cherchant à construire des systèmes alimentaires alternatifs plus durables sur les plans social et écologique (Pimbert, 2015 ; Nasr et Komisar, 2012 ; Wiskerke et Viljeon, 2012).

Les agriculteurs développent par ailleurs des marchés de niche qui s’appuient sur les qualités locales et régionales, et créent de nouvelles opportunités de développement rural (Schneider et al., 2015 ; van der Ploeg et al., 2012).

Les mouvements agroécologiques ont également pris beaucoup d’ampleur, et proposent une façon différente, axée sur l’agriculteur et la terre, d’organiser les systèmes alimentaires et de production. Ils construisent des mouvements sociaux, qui trouvent leurs racines dans les organisations paysannes, défendent les droits fonciers des exploitants familiaux indépendants et agissent pour faire évoluer les choses, tout en mettant en œuvre différentes pratiques sur la terre (HLPE, 2019 ; La Via Campesina, 2018 ; Loconto et al., 2018). Le mouvement Slow Food, dont les membres sont originaires de plus de 160 pays, s’articule autour d’une vision qui n’a rien à voir avec la production industrielle et les profits, mais qui voit plutôt l’alimentation comme étant reliée à la culture, à la politique et à l’environnement. Il vise à préserver la culture alimentaire et à « garantir à tout un chacun un accès à des aliments sains, équitables et de bonne qualité » (Slow Food, 2020).

Ces mouvements et alternatives contribuent à la capacité du système alimentaire mondial à soutenir une population en pleine croissance tout en préservant la santé des écosystèmes. Ils assurent une plus grande autonomie vis-à-vis des systèmes corporatifs et améliorent la marge de manœuvre des acteurs des filières alimentaires pour réduire leur dépendance (van der Ploeg, 2008).